La Croix L’Hebdo : Le temps semble s’être arrêté depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Est-ce l’imprévisibilité de Vladimir Poutine qui nous fait peur ?
François Hartog : Je ne pense pas que Poutine soit imprévisible. Il nous paraît comme tel en Occident automobile nous avons été incapables de voir qu’il préparait la reconquête de l’URSS depuis bientôt vingt ans. C’est une conséquence de ce que j’appelle le « présentisme ».
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Depuis la fin de la guerre froide et la prise de conscience que notre futur ne sera pas forcément meilleur que notre passé, nous sommes bloqués dans un présent qui se suffit à lui-même, obsédés par le fait de tout vivre en temps réel, sans regard vers le passé ni views de lengthy terme. À l’inverse, la stratégie de Vladimir Poutine est inspirée par l’histoire de l’empire soviétique et dirigée vers un futur établi. Nous ne vivons pas dans la même temporalité que lui, et sommes apeurés de ne pas réussir à anticiper ses actions.
En quoi les crises que nous traversons, de la pandémie à la guerre en Ukraine, bouleversent-elles notre rapport au temps ?
F. H. : Il est difficile de savoir quelles seront les répercussions de ce conflit sur la durée. Mais il est clair que l’on vit une résurgence de l’histoire, qui nous replonge dans une temporalité propre à la guerre, une sorte de temps suspendu.
Le premier confinement a, quant à lui, eu des effets ambivalents sur notre rapport au temps. Nous étions, d’un côté, plongés dans un présent everlasting, avec l’impression de vivre sans cesse la même journée, à la fois enfermés chez nous et capables de partager instantanément notre expérience à travers nos écrans. De l’autre, ce confinement a provoqué une remise en trigger de la dictature du présent. On a parlé du fait de ralentir, certains ont quitté la ville pour s’installer à la campagne, quand d’autres ont commencé à invoquer un « monde d’après ». Cela n’a duré qu’un temps : nous avons très vite retrouvé notre vocabulaire habituel et parlé de reprise.
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Vouloir se projeter tout en étant prisonnier de l’instantaneous. Cette double temporalité, renforcée par la crise sanitaire, peut-elle être à l’origine d’un sure malaise ?
F. H. : Cela a effectivement créé une « souffrance temporelle ». Ce malaise résulte à la fois d’un présent qui s’est révélé inquiétant, avec des specialists et des politiques qui ont changé leurs discours, entretenu une incertitude sur ce qu’il se passait. Et en même temps l’impression d’une privation d’horizon : beaucoup de personnes ont regretté le fait de ne pas pouvoir faire de projets durant ces deux dernières années. On en ressort avec le sentiment d’avoir traversé une période aux contours indiscernables : on a du mal à replacer les événements sur une chronologie. Et les premières victimes sont, à mon sens, les plus jeunes générations, automobile cette période concerne une plus grande partie de leur vie.
La mobilisation des jeunes générations pour des causes qui les dépassent, comme le climat, est-elle le symptôme d’un rejet de cette obsession pour le présent ?
F. H. : C’est assez contradictoire. Ce sont des générations qui veulent se projeter mais qui agissent à travers le prisme de l’urgence. Or remark parler d’urgence pour le climat quand la temporalité de la planète se compte en milliards d’années ? Considérer que cela peut se résoudre en quelques clics, c’est un comportement présentiste.
Au-delà du climat, l’urgence est le maître mot de ces dernières années. On l’a beaucoup vu pendant le Covid avec l’utilisation d’une grammaire qui lui est propre : le « retard » de l’arrivée des masques, le fait de ne pas avoir « anticipé » les shares, l’état d’« urgence sanitaire ». Cela pose un vrai problème, automobile, si tout est pressing, plus rien ne l’est vraiment.
Ce sentiment d’enfermement dans le présent renforce-t-il un sure discours politique selon lequel « c’était mieux avant » ?
F. H. : Les populistes ont souvent dénoncé la dictature du présent pour regarder vers le passé et dire : « Nous avons les moyens de retrouver cette grandeur », même affabulée. Le malaise lié à la pandémie a effectivement donné une nouvelle viewers à ces discours. C’est aussi la conséquence d’une gauche qui n’arrive plus à constituer une power d’opposition en proposant des projets tournés vers le futur, comme ce fut le cas avec l’idéal révolutionnaire.
Les concurrents d’Emmanuel Macron lui reprochent de s’être placé en maître des horloges en retardant son entrée en campagne. Un président peut-il se targuer de maîtriser le temps ?
F. H. : Le politique a toujours cherché à être maître du temps : Louis XIV s’était par exemple installé une grande pendule à Versailles. C’est celui qui donne la route, qui porte une imaginative and prescient. Cependant, avec toutes les crises que nous traversons, je pense que plus personne ne peut s’en réclamer. Et le fait de ne plus avoir de imaginative and prescient est dommageable pour la vie démocratique. Moins le futur est une boussole, plus vous essayez de coller au présent et vous vous en remettez aux sondages. C’est un cercle vicieux : le politique go well with ce qu’il pense être l’état de l’opinion, et l’opinion regrette que le politique n’ait plus de imaginative and prescient.
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L’auteur
François Hartog est historien et spécialiste du rapport des civilisations au temps. Dans son dernier ouvrage, Chronos. L’Occident aux prises avec le temps (Gallimard, 2020), il développe la notion de « régime d’historicité » et découpe notre expérience du temps à travers les siècles en trois périodes. D’un modèle où nous prenions exemple sur le passé pour agir, nous sommes entrés, à partir de la Révolution française, dans une quête d’un futur toujours plus environment friendly, pour finalement passer, depuis la fin de la guerre froide, dans une valorisation de l’instantaneous présent… Au risque de ne plus avoir de prise sur ce dernier.
Le contexte
Depuis deux ans, la crise sanitaire a introduit une expérience inédite dans notre rapport au temps. Les confinements ont renforcé notre sensation d’enfermement dans le présent et aggravé notre incapacité à nous projeter au-delà de l’instantaneous.
L’enjeu
Entre la pandémie, la crise climatique, la perte d’intérêt pour le politique ou encore l’invasion en Ukraine, notre futur semble aussi incertain qu’inquiétant. Remark vivre avec cette imprévisibilité ?